Le fabuleux destin de Salima Souakri

« Je voulais briser les tabous d'une société patriarcale. Cela a guidé ma vie. » Photo : DR/

Légende du judo algérien, Salima Souakri fut la première femme à défendre les couleurs de son pays dans son sport aux Jeux Olympiques en 1992. Elle fut aussi, à ce titre, une cible pour les intégristes, qui ont assassiné son frère. Salima Souakri a multiplié les combats, pour la reconnaissance du sport au féminin, pour l’égalité entre les femmes et les hommes au sein de sa discipline, pour l’émancipation des jeunes filles par le sport, partout en Algérie. Autant de combats qui lui ont valu le Trophée «Femme et Sport» pour le continent africain, décerné en 2020 par le CIO. Aujourd’hui en charge du développement du sport d’élite en Algérie, Salima Souakri a accepté de nous raconter son histoire. PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID TOMASZEK

Extrait du magazine WOMEN SPORTS AFRICA N°2 de janvier à juin 2021. 

WOMEN SPORTS AFRICA : VOUS AVEZ ÉTÉ UNE IMMENSE CHAMPIONNE DE JUDO. COMMENT AVEZ-VOUS DÉCOUVERT CETTE DISCIPLINE À UNE ÉPOQUE OÙ TRÈS PEU DE JEUNES FILLES LA PRATIQUAIENT EN ALGÉRIE ?

SALIMA SOUAKRI : Je suis née dans un quartier populaire de la banlieue d’Alger. Mes parents ont eu cinq garçons et une fille, moi ! Mon père était très fier d’avoir des garçons et son voisin, qui n’avait eu que des filles, était très jaloux. Nous vivions dans un environnement très masculin et très conservateur. Ce n’était pas facile pour une jeune fille. Mais je refusais cette situation et très jeune j’ai revendiqué mon droit à l’égalité avec un acte fort : j’ai fait le choix du célibat. J’ai marqué cette conviction en me coupant les cheveux très courts. J’ai choisi, en quelque sorte, une « vie de garçon ». Le jour où mon père a inscrit ses cinq fils à un club de judo qui se trouvait à 10 km de notre domicile, je l’ai supplié de m’y inscrire aussi. J’ai pleuré toute une nuit. Et j’ai fini par le convaincre. Il s’est dit que, de toute façon, on allait me prendre pour un garçon avec mes cheveux courts. C’est ainsi qu’à l’âge de 10 ans j’ai découvert les tatamis. J’étais la seule fille. J’ai commencé les entraînements dans un climat électrique. Les garçons ne me faisaient aucun cadeau. J’ai reçu les raclées de ma vie. Mais je m’entraînais 10 fois plus que les autres. Mes frères ont fini par abandonner, las des 10 km à parcourir à pied pour rentrer de l’entraînement. Moi, j’ai continué. Petit à petit, j’ai commencé à battre des garçons. Et petit à petit, d’autres parents ont osé inscrire leurs filles.

QUELS ONT ÉTÉ LES MOMENTS LES PLUS FORTS DE VOTRE CARRIÈRE SPORTIVE ?

Lorsque j’ai commencé la compétition, j’ai pu découvrir le monde. Je n’étais jamais sortie de mon quartier. D’ail- leurs, mes copines me demandaient de leur raconter tous les détails de mes voyages. Elles vivaient ma passion par procuration. Je leur offrais mes médailles. En 1990, j’ai été sélectionnée en équipe nationale à l’âge de 15 ans. En 1992, j’ai été la première Algérienne qualifiée pour les Jeux Olympiques, à Barcelone. J’avais 17 ans, j’étais en- core junior, et j’ai décroché une belle 5e place ! L’année suivante, j’ai été troisième aux championnats du monde juniors à Buenos Aires, en Argentine. J’ai ensuite été douze fois championne d’Afrique, championne des Jeux méditerranéens. J’ai aussi été la première Africaine à remporter le Grand Chelem de Paris Bercy en 2002. Toutes ces compétitions m’ont procuré beaucoup d’émotions. J’ai prolongé ma carrière sportive en devenant entraîneure de l’équipe nationale féminine de judo, en 2009.

EN TANT QUE FEMME SPORTIVE ET ENGAGÉE, VOUS ÉTIEZ ÉGALEMENT LA CIBLE DES INTÉGRISTES QUI ONT TENTÉ D’ATTENTER À VOTRE VIE ET ONT ASSASSINÉ L’UN DE VOS FRÈRES.

C’était la décennie noire. Les sections féminines des clubs sportifs ont été supprimées. La résistance à l’obscurantisme était pour moi un nouveau combat. Lors d’une nuit maudite de décembre 1993, un groupe armé s’est présenté au domicile familial. J’étais absente. Ils ont tué mon frère Samir, âgé de 22 ans. Cela a pris du temps, mais j’ai séché mes larmes et refusé de baisser les bras. Ma vie était menacée. Je ne pouvais plus rentrer chez moi. Je devais changer régulièrement de lieu pour dormir. Mais j’ai continué. Je me sentais investie d’une responsabilité. Mes exploits sportifs donnaient de l’espoir à toute une population, en particulier aux femmes. Cette douleur n’a fait que renforcer ma détermination et mon espoir. Je voulais briser les tabous d’une société patriarcale. Cela a guidé ma vie. Et les combats sont loin d’être terminés.

PARMI LES COMBATS QUE VOUS ÉVOQUEZ, VOUS ÊTES ÉGALEMENT AMBASSADRICE DE BONNE VOLONTÉ DE L’UNICEF DEPUIS 2011. QUELS MESSAGES VOUS ATTACHEZ- VOUS À DÉFENDRE DANS LE CADRE DE CETTE MISSION ?

Nous vivons malheureusement dans un monde qui continue à faire souffrir ses enfants, par le manque d’accès au soin et à l’éducation et les guerres civiles. Les enfants sont nés pour être heureux. Les adultes que nous sommes avons la responsabilité d’être protecteurs et ambassadeurs des enfants.

RACONTEZ-NOUS UNE AUTRE FACETTE DE VOTRE VIE. VOUS AVEZ ÉTÉ ANIMATRICE TV !

A la fin de ma carrière sportive, en 2008, j’ai été approchée par la chaîne BeIn Sports pour être consultante lors des Jeux Olympiques de Pékin. J’ai travaillé depuis les studios situés au Qa- tar. J’ai beaucoup aimé l’expérience et reçu des propositions pour rester dans cette chaîne. Mais je veux vivre en Algérie. J’ai donc suivi une formation en audiovisuel, puis j’ai fait mes premiers pas sur des médias dans mon pays, d’abord à la radio, ensuite à la télévision, où j’ai glissé vers l’animation d’émissions destinées au grand public. Je voulais envoyer des messages de sensibilisation. La télévision est un formidable outil pour atteindre plus de monde que l’action sur le terrain, qu’il s’agisse d’action humanitaire ou civile. Je souhaite partager avec le monde entier le message que tout est possible dans la vie, qu’il faut croire en ses rêves.

EN 2018, VOUS AVEZ ÉTÉ NOMMÉE CONSEILLÈRE AUPRÈS DU MINISTRE DE LA JEUNESSE ET DES SPORTS ALGÉRIEN, PUIS DEPUIS JUIN 2019 VOUS ÊTES MINISTRE DÉLÉGUÉE CHARGÉE DU SPORT D’ÉLITE. QUELLES SONT LES MESURES QUE VOUS PORTEZ DANS LE CADRE DE CETTE FONCTION ?

En même temps que je menais cette petite carrière à la télévision, j’ai poursuivi des études universitaires et, comme mentionné précédemment, j’ai été nommée entraîneure nationale en judo. La suite logique était de m’impliquer dans le Ministère de la Jeunesse et des Sports, d’abord en tant que conseillère, puis depuis peu en charge du sport d’élite. C’est une ins- tance toute nouvelle créée en Algérie sous l’impulsion du président. J’ai en charge de superviser le suivi des athlètes d’élite qui préparent les prochains Jeux Olympiques et Jeux méditerranéens, mais aussi de travailler sur les infrastructures, la révision du statut des athlètes ou encore l’identification des jeunes talents que nous allons préparer pour les Jeux Olympiques de Paris en 2024. Le tout dans un contexte très compliqué, puisque les athlètes ont été privés d’entraînement pendant 9 mois à cause du confinement. Le développe- ment du sport féminin va bien sûr de pair avec l’ensemble des mes attributions.

VOUS ÊTES LA LAURÉATE POUR L’AFRIQUE DU TROPHÉE CIO «FEMME ET SPORT» POUR L’ANNÉE 2020, QUI PRIME LES PERSONNALITÉS QUI ONT CONTRIBUÉ DE FAÇON REMARQUABLE À DÉVELOPPER, ENCOURAGER ET RENFORCER LA PARTICIPATION DES FEMMES ET DES JEUNES FILLES DANS LE SPORT. UNE DISTINCTION QUI VOUS ENCOURAGE À POURSUIVRE VOS COMBATS ?

Je suis très honorée d’être lauréate pour le continent africain. C’est une belle re- connaissance après un long itinéraire de 36 ans dans le sport, qui continue. L’émancipation de la femme par le sport est un combat sur lequel il nous faut accentuer nos efforts. Le CIO offre la possibilité aux lauréates de demander un financement pour un projet à hauteur de 30.000 dollars. J’ai décidé de porter un projet pour la promotion du sport pour les femmes dans le sud de l’Algérie, dans la région de Tamanrasset. C’est une zone située à 2000 km de la capitale dans la- quelle on ne dénombre que 234 femmes licenciées pour 250.000 habitants. Il y a un manque de moyen et un faible taux d’accès des femmes aux formations et métiers du sport. Avec cette bourse du CIO nous allons former 50 anciennes athlètes femmes habitant dans ces régions enclavées pour devenir dirigeantes tech- niques et administratrices. Les parents refusent parfois un encadrement masculin pour leurs filles. Donc on crée des en- cadrantes féminines et un environnement propice à l’accueil des jeunes filles dans les structures sportives. L’objectif est de faire tache d’huile et de répéter ce type de dispositifs partout dans le pays.

VOUS ÊTES PAR AILLEURS MEMBRE DE LA COMMISSION D’ÉQUITÉ ENTRE LES SEXES AU SEIN DE LA FÉDÉRATION INTERNATIONALE DE JUDO DEPUIS 2019. QUELLE EST LA POLITIQUE DE VOTRE DISCIPLINE EN MATIÈRE D’ÉGALITÉ FEMMES/ HOMMES ET DE MIXITÉ ?

Le judo féminin n’a fait son apparition aux Jeux Olympiques qu’en 1992 à Barcelone… soit 28 ans après le judo masculin ! Depuis lors, la Fédération internationale a pris de nombreuses mesures conformément aux recommandations du CIO, notamment la création d’une commission sur l’égalité des sexes. Notre sport doit devenir un modèle. Dès les prochains JO de Tokyo, il y aura une parité totale dans la participation : 50 % de femmes et 50 % d’hommes. Y compris dans les épreuves mixtes avec des équipes composées de trois hommes et trois femmes. Les instances du judo sont également très concernées par la prévention du harcèlement, des violences sexuelles qui ont malheureusement fait l’actualité en France ces derniers temps, et de toutes formes de discrimination.

EN 2018, VOUS AVEZ RACONTÉ VOTRE HISTOIRE DANS UNE AUTOBIOGRAPHIE INTITULÉE «CEINTURE NOIRE, CŒUR BLANC». VOUS AVEZ NOTAMMENT ÉCRIT : « LE JUDO EST PLUS QU’UN SPORT POUR MOI, C’EST AUSSI LE CRI D’UNE JEUNE FILLE, D’UNE FEMME QUI A TOUJOURS LUTTÉ POUR UNE VIE MEILLEURE. » LA VIE D’UNE JEUNE FILLE ET D’UNE FEMME ALGÉRIENNE EST DONC UN COMBAT ?

Je voulais raconter mon histoire pour donner de l’espoir à toutes les jeunes filles qui vivent des difficultés ou qui ont des obstacles dans notre société. Je voulais aussi adresser un message à tous les parents : donnez les mêmes chances de réussite aux filles qu’aux garçons ! J’ai souffert de cette discrimination et su lutter contre. Ma vie n’a pas été facile. Je n’ai pas gagné tous mes combats… et finalement encore plus appris de ceux que j’ai perdus ! Le sport a été pour moi une chance et une formidable école de la vie. Le sport est un moyen très important d’intégration. Grâce au sport j’ai pu réaliser tous mes rêves. Maintenant que j’ai pu réussir à travers le sport, je suis un exemple concret qu’il ne faut jamais baisser les bras. Il faut se battre, croire en ses rêves ! Je veux maintenant donner de l’espoir et de l’impulsion.

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