[LA QUESTION QUI TUE] Pourquoi les sportives ne sont-elles pas féministes ?

Les sportives de haut-niveau sont tellement engagées dans la construction de leur carrière qu’elles n’ont pas beaucoup de temps pour le reste, ce qui ne favorise pas l’adhésion à des associations comme les associations de féministes. © Irina Levitskaya / Shutterstock.com

Le monde sportif est souvent décrit comme le dernier bastion du sexisme. Les femmes sont constamment confrontées à des discriminations de genre, que ce soit en matière de salaire, de reconnaissance, de direction ou tout simplement de pratique. Pourtant, il existe peu d’associations féministes dans le milieu. Les sportives élèvent la voix pour défendre leurs droits, à l’instar des hockeyeuses américaines qui avaient menacé de ne pas participer au Mondial 2017 si elles n’étaient pas rémunérées comme les garçons, mais cela reste des revendications isolées. Rares sont les mobilisations collectives et durables de sportives. Pourquoi ? Nous avons étudié la question en nous appuyant sur les travaux de Christine Mennesson, sociologue et professeure à l’Unité de formation et de recherche des Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS) de l’Université Paul Sabatier de Toulouse (*).

PAR FLORIANE CANTORO
Extrait du magazine WOMEN SPORTS N.9 de juillet-août-septembre 2018.

Cet article est extrait du magazine WOMEN SPORTS N.9 de juillet-août-septembre 2018.

• SPORT, SPORT ET… SPORT !

Le sport est un milieu exigeant et compétitif. Pour être les meilleures dans leurs domaines, les championnes s’entraînent sans relâche, souvent dès leur plus jeune âge. Une vie qui implique forcément quelques sacrifices, notamment à l’adolescence, comme par exemple faire une croix sur les sorties entre copines, les mercredis au cinéma ou encore les boums du samedi soir. Les sportives de haut-niveau sont tellement engagées dans la construction de leur carrière qu’elles n’ont pas beaucoup de temps pour le reste. Ce qui ne favorise pas l’adhésion à des associations comme les associations de féministes. « À niveau de diplôme équivalent, les sportives intensives adhèrent moins à une autre association et s’engagent moins dans les pratiques culturelles que les femmes non sportives ou pratiquant en loisir », souligne l’auteure. De la même façon, comme elles sont immergées en permanence dans le sport, elles n’ont pas de réelles occasions de rencontrer des initiatrices. Les possibilités, pour les sportives, de s’identifier à des modèles sont faibles. Elles restent donc à l’écart des mouvements féministes.

• IT’S A MAN’S, MAN’S, MAN’S WORLD

Les sportives grandissent et évoluent dans un univers très masculin : bien souvent, leur entraîneur est un homme, les clubs où elles sont inscrites sont dirigés par des hommes et leurs partenaires d’entraînement, des garçons. Aussi, elles développent ce que l’auteure appelle une « socialisation inversée », c’est-à-dire qu’elles ont tendance à développer une « forme de dénigrement du féminin qui ne facilite pas non pus l’engagement dans des mouvements de défense des femmes ». « Les [sportives] enquêtées valident la hiérarchie des sexes en associant le féminin à la faiblesse physique et la superficialité ».

• « REGARDEZ-LÀ, CETTE FÉMINISTE ! »

Si les inégalités hommes-femmes se réduisent dans notre société, on est encore loin d’enterrer définitivement le sexisme, surtout chez nos amis les sportifs. Dans le milieu, le « féminisme » a mauvaise presse. Des connotations très négatives sont attachées au terme. Celle qui osera combattre ouvertement les discriminations de genre sera perçue comme une femme « hurlante » ou au comportement « extrême » et dont l’unique but est forcé- ment de « foutre le bordel ». Christine Mennesson donne l’exemple de l’ancienne footballeuse Nicole Abar qui, en 1998, avait attaqué en justice le club de Plessis Robinson pour discrimination sexiste après l’exclusion de l’équipe féminine en vue d’ambitions sportives. À l’époque, des hommes et des femmes, y compris de nombreuses joueuses, avaient fermement critiqué son attitude, la qualifiant de féministe, « comme s’il s’agissait finalement d’une insulte notoire ». L’auteure a interrogé une boxeuse et deux footballeuses sur le sujet : « Les féministes, je ne suis pas trop pour […] », « Tout ce qui est féminisme, c’est trop extrême », « Les féministes, je les trouve… je ne suis pas hyper féministe […] ». La réponse est sans appel : elles ne veulent pas être identifiées aux féministes.

• LA PEUR DE TOUT PERDRE…

Les sportives travaillent dur pour atteindre le plus haut-niveau de leur discipline et surtout, s’y maintenir ! Pour y parvenir, elles peuvent difficilement se passer du soutien de leurs entraîneurs et des dirigeants de clubs qui défendent leur cause. « L’engagement intense et vocationnel des sportives dans leur carrière de haut-niveau réduit leur champ des possibles », explique l’auteure. Parler, revendiquer, militer, c’est prendre le risque d’être mise à l’écart, sur le banc de touche, de devoir changer de club voire, dans le pire des cas, d’arrêter la pratique. Or, après tant de sacrifices, il n’est pas question de tout perdre pour un petit désaccord.

• DES REPRÉSENTANTES CHOISIES POUR NE (SURTOUT) PAS CRIER TROP FORT !

Christine Mennesson explique que le fonctionnement même des organisations sportives rend plus difficile encore la mobilisation des pratiquantes. Ses constations se basent sur des enquêtes effectuées auprès des dirigeantes de fédérations sportives du Maroc. Par exemple, elle a noté que certaines femmes entraient aux comités directeurs grâce à l’appui d’un membre influent (une sorte de cooptation qui s’officialise par une élection « arrangée »). Ça a été le cas de Rachida, 32 ans : « L’entraîneur est devenu mon parrain… Et comme j’avais un profil responsable, il me faisait rentrer dans les commissions. […] Quand il est devenu président de la fédération, il m’a proposée au bureau. » Dès lors, les femmes se sentent redevables du soutien qui leur a été apporté et acceptent de n’occuper qu’un rôle secondaire de représentation. Bien sûr, ce n’est pas la totalité des cas. Mais « compte tenu des rapports de force inégalitaires qui structurent le monde sportif en général et leurs fédérations en particulier, les femmes occupant des positions leur permettant a priori de dénoncer les discriminations envers les sportives, ne peuvent se permettre de remettre en cause la ligne politique fédérale ». Elles sont bien placées mais, isolées, elles peinent à impulser des actions collectives. WS

Bibliographie :

(*) Christine Mennesson, « Pourquoi les sportives ne sont-elles pas féministes ? De la difficulté des mobilisations genrées dans le sport », Sciences sociales et sport 2012/1 (N.5), p. 161-191.
DOI 10.3917/rsss.005.0161


 

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