Consommation : comment les équipementiers concilient sport et culture ?

Les équipementiers sportifs ont à cœur d'offrir aux sportives musulmanes des produits sport alliant performance et respect de la culture et des traditions.

Le hijab et les combinaisons sont désormais des produits techniques avec un enjeu commercial pour les marques. (Photo by Nike)

Après les femmes et le running, les fabricants de vêtements sportifs misent sur un tout nouveau marché : la culture. Ses cibles privilégiées sont les sportives du monde arabe, trop longtemps oubliées des rayons spécialisés. Aujourd’hui, les équipementiers sportifs ont à cœur de leur offrir des produits techniques alliant performance et respect des traditions. Par bonté d’âme, peut-être, mais aussi et surtout parce qu’ils pourraient en tirer un bon profit.

Par Floriane Cantoro
Extrait du magazine WOMEN SPORTS N.16 d’avril-mai-juin 2020 (dossier spécial « sport en Afrique »)

Doaa Elghobashy (de dos) et sa partenaire Nada Meawad furent les deux premières beach-volleyeuses de nationalité égyptienne à participer aux Jeux Olympiques en 2016. (Photo by Mike Egerton / PA Images / Icon Sport)

Les photos prises lors de cette rencontre de beach-volley féminin aux Jeux Olympiques de Rio, en 2016 (ci-contre), ont fait le tour du monde. D’un côté du terrain, de dos, l’Egyptienne Doaa Elghobashy, manches longues et legging noir, la tête couverte du traditionnel voile musulman. De l’autre côté du terrain, de face, l’Allemande Kira Walkenhorst, vêtue d’un petit bikini, tenue d’usage de la discipline. Si certains débattent encore du symbole de ces clichés (« choc des cultures » ou au contraire « esprit des JO »), d’autres préfèrent simplement y voir le signe d’une participation accrue des sportives arabes aux compétitions internationales (en 2016, Doaa Elghobashy et sa partenaire Nada Meawad furent en effet les premières beach-volleyeuses de nationalité égyptienne à participer aux Jeux). Parmi ces autres prosaïques, se trouvent les fabricants de vêtements sportifs qui jouent des coudes pour habiller ces nouvelles pratiquantes. 

En décembre 2017, Nike frappe un grand coup en lançant le « Nike Pro Hijab », une collection de voiles sportifs spécialement conçus pour les athlètes de confession musulmane. En réalité, l’équipementier américain n’est pas le premier à avoir répondu aux attentes des sportives du monde arabe : en 2016, l’entreprise danoise Hummel avait déjà imaginé une tenue adaptée, avec hijab intégré, pour l’équipe féminine de football afghane dont elle est le sponsor. Mais la marque à la virgule est véritablement, un an plus tard, la première enseigne de sport d’envergure à commercialiser ce type de vêtement spécifique. 

Du voile traditionnel au hijab technique 

Sarah Attar, aux JO de Londres en 2012. (© action press / Icon Sport)

Elle en a eu l’idée en 2012, en voyant l’athlète saoudienne Sarah Attar porter le voile lors de l’épreuve du 800 mètres des Jeux Olympiques de Londres. L’équipementier numéro un mondial a travaillé le concept pendant plusieurs mois, accompagné de nombreuses sportives musulmanes pratiquantes, telles que la patineuse émiratie Zahra Lari, égérie de la collection. L’escrimeuse américaine Ibtihaj Muhammad, médaillée de bronze par équipe aux JO 2016, a également participé au projet. Dans le communiqué de presse de Nike pour la sortie officielle de son hijab, la native du New Jersey explique comment le port du voile l’a longtemps handicapée dans la pratique de son sport. « Lorsqu’il est mouillé [ndlr, avec la transpiration], il devient lourd et rigide. (…) Cela obstrue complètement mon audition ». De fait, la championne américaine, première athlète voilée à avoir représenté les États-Unis en compétitions internationales, a écopé de nombreuses pénalités au cours de sa carrière, incapable d’entendre les réquisitions de l’arbitre… 

Le but de Nike était donc de créer un hijab optimal pour la pratique sportive, toutes disciplines confondues, dans une maille élastique et aérée, plus respirable et confortable que le tissu traditionnel. Autrement dit, créer un vêtement technique permettant aux sportives arabes de s’épanouir dans leur sport tout en respectant les traditions culturelles et religieuses de leur pays. Pour l’haltérophile émiratie Amna Al Haddad, ce hijab sportif « va encourager une nouvelle génération d’athlètes à tenter de devenir sportives professionnelles ». Il est disponible en plusieurs coloris (noir, bleu, bordeaux imprimé…) sur le site officiel de la marque, dont sa version française www.nike.fr (30€). 

La patineuse émiratie Zahra Lari a participé au projet de création du « Nike Pro Hijab ». (Photo by Sputnik / Icon Sport)

Après Nike, d’autres équipementiers sportifs se sont lancés sur le marché du hijab. C’est notamment le cas de Décathlon. L’an dernier, l’enseigne française a mis en vente, dans ses magasins marocains, ce couvre-tête sportif permettant de garder cheveux et nuque cachés. L’engouement pour ce produit très compétitif (vendu 79 dirhams marocains, soit environ 7,50€), a incité la marque à le rendre disponible dans d’autres pays. Kalenji, la gamme running de Décathlon qui a conçu le vêtement, s’est dit poussée par « la volonté que chaque femme puisse courir dans chaque quartier, dans chaque ville, dans chaque pays indépendamment de son niveau sportif, de son état de forme, de sa morphologie, de son budget. Et indépendamment de sa culture. » Mais, confronté à une « vague d’insultes et de menaces sans précédent » (sempiternel débat français sur le voile oblige !), Décathlon a finalement renoncé à commercialiser son hijab de sport dans l’Hexagone. Impossible de trouver la fiche du produit sur le site internet français de l’enseigne. 

Même chose pour le hijab Adidas, « pas encore sorti en Europe » selon les termes d’Adidas France, mais disponible sur les versions arabes du site de la marque aux trois bandes (Émirats arabes unis, Bahreïn, Oman…). Under Armour a lui aussi lancé son voile sportif (un seul modèle noir, vendu 35 €). Puma, en revanche, demeure absent sur ce créneau. 

Un marché économique croissant 

Sans entrer dans le débat du « pour ou contre » le voile dans le domaine sportif, force est de constater que le commerce de ce vêtement culturel version « technique » est une véritable mine d’or pour les équipementiers. Car si le sport féminin est en expansion partout dans le monde, ceci est d’autant plus vrai au Moyen-Orient, une région à forte dominante musulmane. Depuis huit ans, tous les pays affichent en effet des compositions mixtes aux Jeux Olympiques. Les derniers à avoir intégré les femmes dans leurs délégations nationales à Londres, en 2012, sont le Qatar (4 athlètes féminines), le Brunei (1) et l’Arabie Saoudite (2 femmes, puis 4 à l’Olympiade suivante à Rio). 

Cette présence accrue des sportives arabes en compétitions internationales est à lire conjointement avec un assouplissement des codes vestimentaires dans de nombreuses disciplines. On l’a vu en introduction avec le beach-volley qui, depuis 2012, n’impose plus le port du bikini à ses joueuses. La Fédération internationale permet en effet aux athlètes féminines avançant des « croyances culturelles et/ou religieuses » d’enfiler un legging et des manches longues. Même chose pour l’International Football Association Board (IFAB) qui régit les lois internationales du football : depuis le 5 juillet 2012, l’instance autorise elle aussi les joueuses à porter le voile en compétition. Pour le faire accepter au Comité international olympique (CIO), elle déclare que le voile est un « signe culturel et non religieux », ce qui lui permet de contourner le règlement interdisant toute sorte de « démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale dans un lieu, site ou autre emplacement olympique ». Cette même année, le CIO cède également à la pression de l’Arabie Saoudite qui envisage d’envoyer des femmes aux Jeux pour la première fois de son histoire à condition que soit créé un « label islamique » strict : les sportives saoudiennes doivent être couvertes de la tête aux pieds, obtenir l’accord d’un tuteur, être accompagnées, etc. 

Les exemples du genre sont si nombreux que les héritières de la tireuse à la carabine iranienne Lyda Fariman, première athlète à avoir porté le voile en compétition olympique à Atlanta en 1996, se comptent désormais par dizaines. 

Des besoins à entretenir 

Comme de grandes marques avant eux (Uniqlo, H&M…), les équipementiers sportifs ont compris l’intérêt économique de cette « modest fashion » (littéralement « mode modeste », mais comprenez plutôt mode du ample, du long). Il faut dire que, selon la dernière édition du Global Islamic Economy Report, publiée par le cabinet de conseil DinarStandard, « les dépenses musulmanes en vêtements et chaussures sont estimées à 283 milliards de dollars en 2018 [ndlr, soit 260 milliards d’euros] et devraient atteindre 402 milliards de dollars [370 milliards d’euros] d’ici 2024 ». De quoi vouloir sa « part du gâteau » ! 

Campagne de Nike pour inciter les sportives du monde arabe à faire du sport. (Photo by Nike)

Pour cela, les équipementiers n’hésitent pas à aller chercher eux-mêmes leurs cibles. En 2017, en marge du lancement de sa collection de voiles techniques, Nike a ainsi diffusé un clip vidéo intitulé « What will they say about you ? » (Que vont dire les gens ?) dans lequel il encourage les athlètes du monde arabe à s’épanouir dans leur discipline, sans se préoccuper des regards désapprobateurs. Malin ! Récemment la marque américaine a pris une nouvelle longueur d’avance sur ses concurrents en lançant un nouveau vêtement à destination des sportives de confession musulmane : le « Nike Victory Swim Collection ». Il s’agit d’un maillot de bain avec hijab incorporé. Une fois de plus, l’équipementier a souhaité répondre aux besoins de ses athlètes sponsorisées, parmi lesquelles Zahra Lari. La patineuse, qui porte le hijab sur la glace en compétition, a expliqué qu’elle nageait régulièrement pour s’entraîner et qu’elle avait besoin d’une tenue adaptée. Nike s’est exécuté. 

En revanche, à la différence du hijab, pas sûr que ce maillot de bain spécifique soit accepté dans le monde professionnel de la natation. Quand on sait la polémique qu’avait créé le port des combinaisons en polyuréthane en 2009, accusées de « dopage technique », on doute fortement que ce nouveau vêtement soit homologué en compétitions internationales. Du moins, pas tout de suite. 


 

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