Entretien exclusif avec la femme la plus puissante du football mondial, Fatma Samoura, secrétaire générale de la FIFA. Son parcours, depuis son Sénégal natal jusqu’à Zurich, siège de l’organe suprême du football, en passant par l’ONU où elle a œuvré durant 20 ans dans plus de 70 pays, le développement du football féminin, les enjeux de l’empowerment des femmes par le sport… Fatma Samoura nous dit tout !
PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID TOMASZEK
Extrait du magazine WOMEN SPORTS AFRICA N°2 de janvier à juin 2021.
WOMEN SPORTS AFRICA : VOUS ÊTES SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE LA FIFA ET À CE TITRE LA FEMME LA PLUS PUISSANTE DU FOOTBALL MONDIAL ET VENEZ D’ÊTRE INTRONISÉE AU HALL OF FAME DU FORUM INTERNATIONAL DES FEMMES. REVENONS SUR VOTRE PARCOURS HORS DU COMMUN. D’OÙ VENEZ-VOUS, FATMA SAMOURA ?
FATMA SAMOURA : Je suis née et j’ai grandi au Sénégal. À 18 ans, mon baccalauréat en poche, je suis partie en France pour poursuivre mes études universitaires. Je suis rentrée au Sénégal en 1986 après l’obtention d’un Diplôme d’Etudes Supérieures Spécialisées (DESS) en Commerce International à l’IECS de Strasbourg et une maîtrise en Langues Étrangères Appliquées (anglais/espagnol) pour débuter ma carrière professionnelle à la Senchim, la filiale commerciale des Industries Chimiques du Séné- gal (ICS) spécialisée dans la commercialisation de produits phosphatés élaborés. Je suis mariée et mère de trois enfants.
VOUS AVEZ REJOINT LA FIFA EN 2016. POURQUOI LE FOOTBALL ? COMMENT S’EST PASSÉE VOTRE INTÉGRATION ? VOUS OCCUPEZ DÉSORMAIS LE POSTE INCROYABLEMENT PRESTIGIEUX DE SECRÉTAIRE GÉNÉRALE. QUEL EST VOTRE QUOTIDIEN ? QUELS SONT LES GRANDS ENJEUX DE VOTRE MISSION ?
J’ai rejoint la FIFA pour une raison simple, le pouvoir fédérateur unique du football. J’ai pris mes fonctions officielles de secrétaire générale en juin 2016. Avant d’assumer ces nouvelles responsabilités à Zurich, j’avais passé 21 ans à travailler avec le Système des Nations Unies que j’ai re- joint à l’âge de 33 ans en mai 1995 au siège du Programme Alimentaire à Rome, en Italie. J’ai eu au cours de ma carrière onusienne à travailler sur des programmes de développement, d’urgence et de relèvement en Italie, à Djibouti, au Cameroun, au Tchad, en Guinée, au Niger, à Madagascar et au Nigéria. Au cours de mes différentes affectations, j’ai eu à voyager dans plus de 70 pays différents pour entreprendre des évaluations des capacités logistiques des pays afin de répondre à des crises humanitaires réelles ou hypothétiques ou pour fournir des aides d’urgence, de secours et de relèvement ou simple- ment pour aider les communautés à renforcer leur capacité de résilience face aux catastrophes naturelles ou causées par les hommes.
C’est lors d’une de mes missions au Libéria que j’ai pu mesurer le pouvoir du football et mesurer son potentiel unique à restaurer la paix et la cohésion sociale. En effet, pendant la guerre civile des années 90, les seuls moments où les combattants acceptaient de faire momentanément taire les armes c’était lorsqu’il pleuvait ou lorsqu’il y avait un match de football.
Avant de rejoindre mon dernier lieu d’affectation avec les Nations Unies au Nigeria, j’étais basée à Madagascar ou j’ai occupé d’octobre 2010 à janvier 2016, les fonctions de Coordonnatrice résidente du système des Nations Unies et Représentante résidente du PNUD. La tension politique était très forte pendant toute la durée de ma mission à Madagascar. Pendant près de deux ans j’ai dû me déplacer entre mon domicile et mon bureau sous forte escorte militaire. L’organisation des élections s’est faite dans des conditions politiques, sécuritaires et humanitaires extrême- ment difficiles. J’ai quitté La Grande Ile début 2016 après que l’ONU et la communauté internationale aient aidé Madagascar à travers des élections justes, transparentes et démocratiques à revenir à l’ordre constitutionnel.
C’est à quelques jours de mon départ que j’ai été invitée à un dîner auquel prenait part Gianni Infantino, qui était en pleine campagne pour la présidence de la FIFA. Nos échanges au cours de ce dîner étaient cordiaux. Je lui ai écrit pour le féliciter lors- qu’il a été élu président de la FIFA en février 2016. Au mois de mai 2016, il a proposé mon nom au poste de secrétaire général au Conseil de la FIFA qui a endossé sa proposition. J’ai pris mon poste à Zurich en juin 2016.
Ma nomination à la FIFA a été pour certains un véritable choc. En 112 ans d’existence l’organisation n’avait connu que des administrateurs hommes tous issus du même continent. La décision du président Infantino de proposer une femme africaine au poste de secrétaire général était visionnaire et avant-gardiste. Étant lui-même père de quatre filles il a dû se dire qu’avec 50% de la population mondiale composée de femmes, donc la moitié des fans de football du monde, il était temps d’amener une femme à la FIFA. Ma nomination n’est pas restée un acte isolé car aujourd’hui le monde sportif et celui du football en particulier est beaucoup plus inclusif que par le passé. Il y a six femmes qui siègent au Conseil de la FIFA, l’organe décisionnel. Les com- missions permanentes de la FIFA, ainsi que les associations membres, comptent de plus en plus de femmes dans leurs rangs y compris au ni- veau le plus élevé de l’administration des fédérations. Dans mon rôle, j’ai bien peur qu’il n’y ait pas de journée de travail normale, encore moins de semaine de travail normale ! L’éventail des responsabilités est si large qu’un jour n’est jamais comparable à un autre. Pour le moment, une grande partie de mon travail consiste à aider nos membres du monde entier à relever les défis auxquels ils sont confrontés du fait de la Covid-19. Pour ce faire, le plan de se- cours FIFA Covid-19 a été lancé via la distribution par la FIFA de 1,5 milliard de dollars de fonds de secours.
Ce plan de relèvement est vraiment révolutionnaire et a été conçu pour montrer la solidarité du football en action grâce à un volet subvention et un volet prêt sans intérêt. En effet, chaque fédération a droit à une subvention d’un million de dollars afin de protéger et redémarrer le football. Chaque association reçoit en outre une subvention de 500,000 USD, spécifiquement allouée au football féminin. Enfin chacune d’elle à la possibilité de demander un prêt sans intérêt d’un montant maximal de 5 mil- lions de dollars US. Le plan de secours FIFA Covid-19 fournit donc les ressources financières nécessaires à la communauté du football pour garantir l’avenir du football de base et des jeunes, ainsi que celui du football professionnel féminin et masculin.
Concrètement, cela signifie que les fédérations et les confédérations peuvent faire fonctionner leurs organisations, payer les factures et les salaires des entraîneurs et des équipes, effectuer des tests Covid-19 et mettre en place les protocoles sanitaires nécessaires pour limi- ter la propagation du virus. Les résultats du plan de se- cours FIFA Covid-19 sont jusqu’ici jugés très positifs et ont permis de renforcer l’engagement de la FIFA à préserver et à protéger le football, encore plus pendant cette période difficile. 2020 a été une année très spéciale et l’administration de la FIFA s’est consacrée en priorité à la protection et la préservation du football ainsi qu’à la gestion de l’administration et du personnel de la FIFA.
Je voudrais ajouter en conclusion que, bien sûr, pour le moment, la santé passe avant tout et que le football ne devrait être joué que si toutes les dispositions sanitaires sont mises en place pour protéger les joueurs, les officiels du football et les fans.
COMMENT JUGEZ-VOUS LA PLACE DU FOOTBALL FÉMININ DANS LE MONDE EN GÉNÉRAL ET EN AFRIQUE EN PARTICULIER À L’HEURE ACTUELLE ? QUELLES SONT LES MESURES MISES EN PLACE PAR LA FIFA POUR PROMOUVOIR LE FOOTBALL FÉMININ ?
Le football féminin en général est passé au premier plan grâce au franc succès de la Coupe du Monde Féminine de la FIFA qui s’est déroulée en France en juin-juillet 2019. Quand nous revenons sur cette compétition, les statistiques montrent à elles seules à quel point le football féminin s’est développé de- puis l’édition de 2015 au Canada. Les chiffres sont sans équivoque et augurent d’un avenir radieux pour le football féminin.
En effet, 1,12 milliard de per- sonnes dans le monde ont regardé la Coupe du Monde Féminine de la FIFA à la télévision en 2019 et 481,5 millions de personnes ont regardé la compétition sur les plateformes numériques. En moyenne, 17,27 millions de téléspectateurs ont suivi chaque match en direct et, lorsque vous comparez ce chiffre aux 8,39 millions qui ont suivi les matchs en direct lors de la septième édition de la com- pétition en 2015, vous pouvez voir que le football féminin a énormément gagné en popularité.
Le football féminin en Afrique est également en pleine croissance. L’Afrique regorge de talents du football et ma mission de six mois en qualité de déléguée générale de la FIFA pour l’Afrique m’a permis de côtoyer les plus grands talents de notre continent, dont beaucoup sont des femmes. Je veux voir l’Afrique au sommet du football mondial et mon rêve est de voir plus d’équipes féminines africaines atteindre la phase finale de la Coupe du Monde Féminine de la FIFA – ce qui est un objectif réalisable comme le prouvera certainement l’édition 2023, organisée par l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Le nombre d’équipes participantes pas- sera de 24 à 32, ce qui signifie qu’un plus grand nombre de pays africains, d’Amérique latine, et d’autres régions du globe, auront l’occasion de se qualifier et de participer à la compétition ultime de la coupe du monde de football féminin.
Je regrette l’annulation de la Coupe d’Afrique des Nations féminine 2020 et j’espère qu’en 2021 la CAF remettra le football féminin africain sur les rails, car les équipes féminines doivent jouer des matchs compétitifs à chaque fois qu’elles en ont l’opportunité, afin de se préparer au mieux pour les matches de qualifications de la Coupe du Monde Féminine de la FIFA. Quant à savoir comment la FIFA promeut le football féminin, laissez-moi souligner ce qui suit : la FIFA a investi 1 milliard de dollars dans le football féminin pour le cycle 2019-2022 afin de développer le football féminin sur et en dehors du terrain. L’année dernière, nous avons commencé à voir les fruits de l’investissement dans le football féminin avec la Coupe du Monde Féminine de la FIFA la plus réussie de tous les temps. Avant le coup d’envoi, nous avons accueilli la toute première Convention mondiale sur le football féminin, et nous avons été ravis de voir participer divers dirigeants politiques, des influenceurs sociaux et d’éminentes personnalités qui ont donné à cette convention un cachet très spécial et permis de re- hausser encore davantage le profil du football féminin.
Nous nous sommes appuyés sur le succès sans précédent de la Coupe du Monde Féminine de la FIFA en France en 2019 pour lancer une série d’initiatives en faveur du foot- ball féminin. Pour répondre aux besoins de nos membres du monde entier pendant la pandémie, nous avons mis à disposition des supports de formation spécifiques tels que le Manuel des administrateurs en charge du football féminin, le livret des programmes de développement de la FIFA, l’analyse physique de la coupe du monde féminine 2019 et le rapport de solidarité des clubs de cette même coupe du monde. Tous ces supports sont disponibles sous forme numérique. Par ailleurs, depuis le début de la pandémie, notre division de football féminin a organisé plus de 500 appels Zoom avec nos fédérations et les parties prenantes du football féminin pour les soutenir pendant cette période difficile. Comme je l’ai mentionné plus haut, le plan de secours FIFA Covid-19 a été élaboré pour protéger et préserver le foot- ball pendant cette période difficile et le football féminin en est l’un des principaux bénéficiaires.
En outre, pour montrer à quel point la FIFA prend au sérieux la protection des femmes dans le football en novembre, la Commission des parties prenantes du football de la FIFA (FSC) a soutenu deux séries de réformes majeures visant à renforcer la protection des joueuses et des entraîneurs de football. De nouvelles normes minimales mondiales pour les joueuses, notamment en ce qui concerne la maternité sont en train d’être promues. Les nouvelles règles com- prennent un certain nombre de mesures clés, notamment le droit à un congé de maternité obligatoire d’au moins 14 semaines et le paiement d’au moins deux tiers du salaire contractuel des joueuses. A leur retour au travail, les clubs doivent réintégrer les joueuses, fournir un soutien médical et physique adéquat, s’assurer qu’aucune joueuse n’ait à souffrir d’un désavantage quelconque en rai- son de sa grossesse tout en garantissant une meilleure protection de l’emploi des femmes dans le football. Les nouvelles règles établissent des normes minimales pour les contrats d’entraîneurs et clarifient le contenu de ces contrats. Ces propositions seront soumises au Conseil de la FIFA pour approbation.
PENSEZ-VOUS QUE LE SPORT SOIT UN LEVIER DE PROMOTION SOCIALE DES FEMMES EN AFRIQUE ? PLUS GLOBALEMENT ENCORE, QUEL EST VOTRE REGARD SUR LA PLACE DE LA FEMME EN AFRIQUE ET SON ÉVOLUTION ? EN TANT QUE «ROLE MODEL», QUEL MESSAGE POUVEZ- VOUS ADRESSER À UNE JEUNE FILLE AFRICAINE D’AUJOURD’HUI ?
Le sport et le football en particulier fournissent formation, compétences et inculquent la discipline. La pratique du football en particulier crée un esprit d’équipe et enseigne des compétences telles que le fait de savoir gagner et perdre, de respecter l’adversaire, d’être fair play, etc… qui sont des valeurs importantes dans la vie de tout individu. Le football joué à l’école est également un excellent moyen de garder les filles le plus longtemps à l’école. Des études ont montré que plus une fille reste longtemps à l’école, moins elle est susceptible d’être victime de grossesse précoce et indésirable ou de risquer sa vie et celle de ses enfants suite à des complications lors de l’accouchement.
Le football représente éga- lement une source d’inspi- ration pour les jeunes filles africaines. Les femmes et les filles de notre continent étaient ravies quand elles ont vu leurs sœurs du Ni- géria, d’Afrique du Sud et du Cameroun participer à la Coupe du monde fémi- nine de la FIFA 2019. Voir quelqu’un qui vous res- semble atteindre les plus hauts sommets du sport mondial est une grande mo- tivation et source d’encou- ragement pour beaucoup de nos jeunes filles qui ont elles aussi envie de rêver grand.
Les femmes sont au cœur du développement de l’Afrique. Elles gèrent leur foyer, leurs enfants et en conséquence la société au sens large. Les femmes africaines sont fortes et ont la capacité de gérer les problèmes et les situations les plus difficiles avec perspicacité et créativité. Maintenant que de plus en plus de filles et de femmes poursuivent leurs études, nous voyons ce genre de créativité exploser dans les salles de conseils. De plus en plus de femmes assument de grandes responsabilités dans le monde des affaires et cette tendance va se poursuivre.
J’aimerais voir plus d’investissements dans l’éducation des jeunes filles et des femmes pour les maintenir à l’école, dans les centres de formation et à l’université. Le programme FIFA Football pour les écoles, que nous avons lancé en Mauritanie, s’appuie sur les aspects positifs du football pour apporter des messages d’encouragement et d’autonomisation aux jeunes filles qui participent à l’initiative. Nous espérons déployer ce programme sur tout le continent africain et atteindre autant de jeunes filles que de garçons grâce aux effets positifs du football.
Je dirais que je me sens très privilégiée et honorée de voir des jeunes filles me considérer comme leur modèle. Je suis tout à fait consciente que c’est une grande responsabilité à assumer et c’est quelque chose que je prends très au sérieux. Je reconnais qu’être la première femme noire à occuper ce poste à la FIFA change la donne et j’essaie d’inspirer d’autres africains et minorités par mes actions. Aux jeunes filles lisant cette interview, je dirais : sachez ce que vous voulez et foncez ! Ayez un plan de carrière et faites tout pour vous y tenir. Soyez les meilleures dans vos domaines, soyez confiantes et fières. En un mot « Croyez en vous- mêmes ».